Combien de temps pour perdre ?

Une question imprévue…

Le métier d’auteur de jeux propose son lot de questions que nous devons nous poser pour bien préparer l’expérience que notre jeu fera vivre. Pour développer le prototype SubCollapse (nom de code), je me suis retrouvé face à la question du temps nécessaire pour la mort « naturelle » du joueur.

« Combien de temps le jeu prendrait-il à éliminer le joueur qui a arrêté de se battre ? »

Cette question n’est pas à confondre avec sa sœur, qui elle, est abondamment traitée : « En combien de temps on gagne ? » ou sa cousine « Combien de temps dure une partie ? » Ces deux questions sont largement traitées car elles intéressent au plus haut point les auteurs et les joueurs. C’est frustrant de lancer une partie après une heure d’installation, pour huit heures de jeu, quand on n’a que trois heures devant soi. Chacun veut arriver à un dénouement et même si « l’important est de participer », la participation exige tout de même qu’on y mette du sien, qu’on aille chercher la victoire.

Et cela rallonge les parties, n’est-ce pas ? Eh bien, ce n’est pas si évident.

Des exemples !!!


Je boxe. Vous boxez. Nous boxons. Douze rounds de trois minutes, une minute de repos. Ding ! J’essaie de vous mettre KO, vous essayez de me mettre KO. Bien. Admettons que nous sommes de force et de détermination équivalente. Les arbitres arbitreront. Et au terme de ces 48 minutes, on aura un gagnant.
On peut donc vendre la boxe comme un sport à deux joueurs avec des parties d’une heure maximum. Toutefois, si j’arrête de me battre, je baisse ma garde, j’attends de voir combien de temps le jeu (ici, l’adversaire) prend pour m’éliminer … eh bien très rapidement. Les arbitres sifflent le KO technique. D’ailleurs, si le combat « me saoûle », je peux même demander à « jeter l’éponge ». La boxe est un sport où cela se fait bien.

Prenons maintenant le football. La durée sans prolongation est fixe : deux fois quarante-cinq minutes. C’est au score final qu’on détermine le perdant ou le gagnant. On sait en combien de temps on gagne.
En combien de temps le jeu élimine-t-il une équipe qui a arrêté de jouer ? Eh bien, la partie prend le même temps.
Imaginons. Oui, imaginons qu’une coupe du monde soit organisée dans un pays esclavagiste. Pour protester ou par simple souci de cohérence, imaginons qu’une équipe entre sur le terrain, fait le service minimum pour que la partie débute, puis chacun met le genou à terre et accepte d’encaisser en silence son score de baby-foot. Il n’y a aucune règle du jeu qui l’interdise (bien que je ne doute pas que la FIFA se soit munie de règles de compétition pour se prémunir contre ce genre d’incidents). Une heure et demie de vide télévisuel que tout l’égo de Cyril Hanouna ne parviendrait pas à remplir (la pique est gratuite, l’honnêteté me force à reconnaître que Cyril Hanouna et ses chroniqueurs seraient sans doute mieux armés que moi dans cette situation…) Mais pas d’élimination en suivant les règles du jeu.

Et c’est ainsi que cela se passe dans tous les jeux où le gagnant est déterminé au terme d’une période fixée à l’avance. Chacun a déjà joué un de ces jeux qui durent six heures, mais où les connaisseurs voient déjà au tiers de la durée que trois « vétérans » ont déjà pris une avance considérable sur un débutant. Le pauvre va tirer la queue du diable jusqu’au long d’une longue soirée… (De nos jours, on fait notre possible pour que cette situation n’arrive plus, sauf peut-être encore dans les jeux explicitement dédiés à un public expert.)

Troisième exemple : les jeux qui n’en finissent pas. Dans mon article précédent, je vous ai parlé de Vampire Survivors, qui derrière son lustre de jeu d’arcade, dissimule habilement un idle game. C’est exactement de cela dont je parle (bien que Vampire Survivors a encore un timer).
Il existe des jeux qui ne vous éliminent pas quand vous ne jouez pas.
C’est le cas de la plupart des jeux de patiences en solitaire. (Le jeu qu’on appelle Le Solitaire serait plus rigoureusement appelé une patience. PacMan est un jeu en solitaire, mais pas une patience, car les fantômes vous bouffent si vous ne faites rien. Et le Rummikub est une patience mais pas un solitaire). En effet, si vous êtes seul et que vous ne voulez pas jouer, personne ne va vous retenir contre votre gré. DONC l’expérience de jeu « patience en solitaire » n’incite pas le jeu à vous éliminer.

Toutefois, des sports ont la même structure. Prenons un marathon. Faites le premier kilomètre. Puis arrêtez-vous, prenez une bière et laissez passer la journée. Quelqu’un arrêtera sans doute le chrono quelque part à un moment donné. Mais bon …
Si vous ajoutez une voiture-balai avec une mitrailleuse qui abat ceux qui s’arrêtent, comme dans Marche ou Crève de Stephen King, votre gameplay sera tout de suite plus palpitant !

Point commun et complexification…

Vous avez sans doute remarqué un point commun à tous ces exemples : les joueurs sont éliminés plus vite quand ils arrêtent de jouer. Est-ce une loi universelle de tous les jeux ? Y aurait-il quelque chose comme un volontarisme vitaliste schopenhauerien / bergsonien à l’œuvre secrètement dans le monde ludique ?

Non.

Non, jouer le jeu activement ne garantit pas que vous allez jouer plus longtemps ou que vous serez plus proche de la victoire que celui qui a abandonné et qui est passif/apathique (ou le devient).

Non, la participation et l’investissement ne sont pas nécessairement récompensés.(La question de la moralité de cette réponse ne sera pas traitée. On se contente d’établir le fait…)

Mon premier exemple sera bien entendu le Loup-Garou de Thiercelieux. Dans ce jeu, celui qui s’agite trop, qui s’implique trop dans la vie du village devient souvent suspect et ne tarde pas à être pendu haut et court par une foule de paysans obscurantistes et souvent alcoolisés. Je laisse à chacun le soin d’interpréter cela comme une métaphore de l’existence ou une faiblesse du game-design.


Toutefois, quelqu’un de retors pourrait attribuer cela non pas à la règle du jeu mais à la psychologie humaine, ce qui nous conduirait à une discussion sur Wittgenstein.

Qui veut discuter de Wittgenstein avec moi ?

Personne …

D’autres exemples alors …

Proposons un autre exemple, où l’élimination du joueur qui en veut trop est clairement inscrite dans la règle.

Ce sont les mécaniques STOP OU ENCORE. Ces dernières ont tendance à « tuer » les joueurs qui en abusent.

Qu’est-ce qu’un STOP ou ENCORE ? Une mécanique qu’on peut répéter « un grand nombre de fois » avec un risque de tout perdre (ou beaucoup perdre) si on tente trop sa chance … Un petit exemple pour vos soirées ? Chaque joueur lance un dé à tour de rôles, puis dans le même ordre, chaque joueur peut relancer ou arrêter et garder son score. Les joueurs additionnent leurs lancés, mais le 1 vous élimine et fixe votre score à 0. Vous faites 6, je fais 4. Est-ce que vous relancez au risque de tout perdre ou bien vous pensez qu’une avance de 2 suffira ? (Ce jeu est bien plus drôle à bien plus de de 2, avec suffisamment de dés …)


De nombreux jeux proposent une telle mécanique, bien que souvent pondérée par d’autres (comme des informations incomplètes etc). La constitution progressive de la rivière au Poker Texas Holdem, après 4 tours de mises consécutives, en est un parfait exemple. Tout le monde s’accordera à dire que celui qui suit toutes les enchères avec enthousiasme n’est pas garanti de rester à la table plus longtemps que le joueur apathique, passif, prudent (bien que le joueur trop apathique / passif ne gagnera pas non plus et paiera quand même les blinds… Mais notre question ne porte pas sur gagner, mais bien sur le TEMPS que met un jeu à éliminer ce joueur).


Et pour finir la liste des exemples « tirés de la vie de tous les jours », comme il n’y a que celui qui fait rien qui ne fait jamais d’erreur, celui qui reste au campement et qui ne va jamais fouiller les ruines envahies de zombies ne se fait jamais manger par des morts-vivants (jusqu’à ce que les autres survivants l’abandonnent…)

Retour à SubCollapse

Pourquoi ai-je eu besoin de me poser la question du temps que prendrait le jeu à éliminer un joueur qui ne veut pas jouer ?


Quand vous avez un joueur à une table qui ne veut pas jouer à votre jeu et qui est en souffrance, qui se laisse mourir et éliminer, la première question que vous devez vous poser n’est pas « En combien de temps ma création va marraver ce p’tit punk qui ose ne pas s’amuser ? » Ce n’est pas une question naturelle.

Toutefois, vous avez besoin d’avoir un mètre-étalon pour savoir si les efforts des joueurs qui s’investissent rallongent la durée de la partie, ou l’abrègent, ou finalement, ne changent rien.


Dans SubCollapse (nom de code), vous gérez des civilisations en plein grand effondrement. Le système économique du jeu est en entonnoir : les joueurs doivent lutter pour leur survie, et plus ils luttent, plus l’étau se reserre.

Pourtant nous sommes loin d’une expérience de jeu ordinaire, qu’on aurait simplement inverser. Je n’ai pas inversé la formule « avec la montée en puissance s’ouvrent de nouvelles options de jeu »; cela m’aurait conduit à frustrer les joueurs en les affaiblissant ET en leur fermant des choix. Ce n’est pas intéressant.

Je souhaitais au contraire que le joueur, dans mais malgré « la souffrance », puisse diriger son « effondrement » de telle sorte à s’ouvrir de nouvelles combinaisons, qu’il trouve des coups malins pour survivre.

Cela exigeait que je sache précisément comment meurt le joueur qui ne veut pas jouer.

J’ai passé la moitié de ma journée à faire tous les calculs. Ce n’était pas bon et c’était en même génial de pertinence : la stratégie « décroissante » marche mieux quand on la commence tôt dans la partie. Nourrir un quart de la population seulement laisse suffisamment de temps pour préparer l’exil spatial. Le joueur qui laisse beaucoup mourir gagne plus facilement que le joueur hyperactif qui tente de sauver tout le monde.

Parfait. J’adore et je déteste. Cela est parfaitement logique. Mais ce n’est pas forcément l’expérience de jeu que je recherchais. Fort heureusement, je vois désormais parfaitement où est le problème.

J’ai donc passé ma seconde moitié de la journée à le résoudre et ma solution est bien plus élégante qu’auparavant (tout en en conservant les meilleurs aspects).
J’en suis tellement content que je vous ai écrit ce court article pour vous inciter tous à réfléchir à cette question bien sous-estimée…
Combien de temps pour perdre ?

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